Un homme, seul, parle. On ne distingue rien d’autre que son propre corps et deux ombres indistinctes sur le bord de la scène. Il est habillé d’un costume noir, très élégant et semble légèrement ennuyé. Durant l’ensemble de la scène il jettera des coup d’œil rapide vers le fond de la scène, comme s’il attendait quelqu’un.
Zagreus
Le fait que vous ayez pu rentrer ici sans que personne ne me renseigne sur votre venu et ne vienne me dire qui vous êtes est assez ennuyeux. C’est même très désagréable, pour moi comme pour vous, que de constater le cruel manque de prévenance qui nous conduit maintenant à nous tenir les uns en face des autres sans ne savoir que dire et sans même pouvoir dire quoique ce soit. Je m’excuse d’ailleurs pour cela et j’espère que vous ne m’en tiendrez pas trop rigueur, même si je suis évidemment l’unique véritable responsable de ce qui se passe ici. Même si je ne peux toujours tout savoir de ce qui se passe, j’en suis, d’une certaine manière, l’unique coordinateur, et je dois de ce fait assumer comme ma propre faute la moindre erreur de notre maison, même si le terme de maison n’est pas le plus juste qui soit pour qualifier le lieu où nous nous trouvons, je vous l’accorde.
Vous admettrez qu’il n’est pas simple, dans ma position, de gérer les problèmes et les différentes petites incartades aux plannings ou aux tâches ; je ne peux, qu’au maximum, dire une fois l’an, lorsque quelqu’un passe, que je ne suis pas d’accord, que les choses ne vont pas, que ce n’est pas ainsi que ça doit se passer. Mais, et c’est un grave problème dont les conséquences vont bien au-delà de notre présente problématique : il est parfois difficile de me risquer à des critiques envers mes gens et de les punir, lorsque l’occasion se présente, pour des fautes qu’ils ont commises ; pour la simple et bonne raison que, ne les voyant que quelques heures par an, je ne puis que les accuser pour des fautes causées il y a déjà plusieurs mois. Or, et je crois voir dans vos yeux que vous êtes vous-même coutumier de la tâche de direction et que donc vous me comprenez bien, il est extrêmement difficile de faire accepter une punition à un homme qui a oublié sa faute et, le temps aidant peu la mémoire, c’est souvent comme des injustices que son prise mes décisions ; le coupable ayant oublié qu’il l’est lorsqu’il est condamné.
À cela se rajoute une autre difficulté, qui vous permettra peut-être de mieux comprendre l’état des affaires ici, et qui est celle que, autant que je ne peux aller de moi-même voir comment les choses se passent au-delà de cette porte, je ne peux non plus savoir, dans l’hypothèse où j’ai puni quelqu’un, si cette punition est appliquée comme il faut et même si elle est appliquée tout court. De fait, mes condamnations perdent deux fois le poids qu’elles pourraient avoir dans d’autres conditions ; d’une part, elles tombent sur des gens qui ne savent pas pourquoi on les condamne, ayant oublié leurs fautes ou les ayant toujours ignorées, d’autre part, elles ne sont sans nulle doute pas appliquées, et cela en toute impunité. Bien sûr, je peux me rassurer en disant que la loyauté de mon personnel suffit et qu’ils s’obligent à suivre mes punitions ; cependant, je ne peux que constater la décrépitude de notre service, et constatant cela, je ne peux qu’extrapoler la chose que négativement. Je pense, au moins, avec ce petit aperçu, que vous saisissez mieux l’ampleur du problème et que vous sentez bien comme l’incident qu’est votre présence face à moi, s’il est en lui-même exceptionnel, témoigne en fait du grand échec, ou du moins, de la grande perdition du système général. Il est tout de même assez rageant d’éprouver empiriquement et théoriquement la ruine d’une grande œuvre que l’on a mis du temps à créer.
Je me doute bien de votre trouble ici et même, peut-être, du rire que vous peinez à étouffer lorsque je vous parle de « grande œuvre », là où vous n’avez dû voir – et cela je ne peux que le supputé, n’ayant plus pu sortir d’ici depuis un nombre incalculable d’années – que de tristes vestiges. Croyez-moi pourtant, autrefois tout ceci marchait relativement bien ; je ne voudrais pas faire preuve ici d’un orgueil qui serait mal placé, et ce serait forcément trop prétentieux que de dire que tout marchait à merveille. Néanmoins, les choses se passaient bien et même très bien je dirais, et mes gens et moi étions parfaitement en compréhension. Je n’avais pas à punir et ma situation faisait que les rares fois où je devais lever la voix, je pouvais voir immédiatement les effets de ma colère. Non que j’aime me mettre en colère, et pour tout vous dire, elle est la plupart du temps feinte tellement je ne peux être réellement hors de moi, mais elle a souvent des vertus que toutes les longues discussions du monde ne peuvent avoir. Quoi qu’il en soit, le fait que vous soyez ici aujourd’hui est, je dirais, le dernier et terrible indice d’une déchéance général dont je ne mesurais jusqu’alors que trop faiblement et trop indistinctement l’importance.
Ayez bien en tête, encore une fois, que tout ceci n’est en rien une accusation ; je suis même heureux de votre présence, d’une part parce qu’elle m’est très agréables, et d’autre part parce qu’elle est révélatrice. Je ne peux qu’être triste malgré tout. Ce n’est pas l’échec qui me navre, c’est la réalité d’une dissolution et l’impossibilité factuelle d’un retour en arrière. Car, pour dire vrai une fois de plus, je ne peux plus rien faire pour inverser la machine. Les choses marchent depuis trop longtemps maintenant sans moi et il serait hasardeux et même dangereux, si j’en avais les capacités, de revenir maintenant, brutalement, dans la partie et de régler ce qui se pose comme soucis. Non, c’est trop tard, et si je pouvais encore, jusqu’alors, nourrir quelques espoirs ou illusions quant aux rétablissements spontanées des choses, tout est maintenant terminé et définitivement clos depuis que vous êtes arrivés.